samedi , 5 avril 2025

Interview – Luke :  » Je me bats, je crie pour la jeunesse »

Le groupe Luke sera ce jeudi sur la scène du Metronum de Toulouse pour présenter son nouvel album "Pornography". L'occasion d'avoir une belle conversation avec Thomas B, l'homme derrière le projet.

Luke ne s’est pas du tout apaisé, ne s’est pas débarrassé de ses vieux démons. L’écorché vif Thomas Boulard n’a rien perdu de sa rage et a quelques comptes à régler avec l’air du temps, en hurlant les maux de l’époque sur une nappe sonore aussi rude que consistante. Avant son passage par le Metronum, nous avons pu nous entretenir avec Thomas sur les événements récents, sur la jeunesse et surtout sur ce nouvel album guerrier.

Avec les événements et à la veille de ton passage à Toulouse, la première question est évidente. Dans quel état d ‘esprit es-tu ?

    C’est marrant comme question, qui est très moderne depuis qu’il existe facebook, où l’on met son humeur. Sinon, on est hyper affecté par ce qui vient de se passer. On est complètement traumatisé. Il y a des mecs qui ont canardé des gens dans nos quartiers, ça aurait pu être nous. Ce soir là, je devais bouffer à Goncourt dans le resto d’un pote à moi. Le Bataclan, on y a joué six fois. Donc l’ambiance est hyper tendue, pesante. On est à la fois content de retrouver la scène mais à la fois traumatisé. En plus, on est de plus en plus affecté avec le temps qui passe. C’est pas un deuil, c’est un sorte de chagrin très particulier. Et puis on a peur, car on aurait pu être visé. Charlie Hebdo, si d’une certaine manière, ça nous touche, ça visait quelque chose. Là c’est la jeunesse, la culture, nous en quelque sorte.

    Il est donc difficile de monter sur scène?

    Difficile oui, mais on pense au public, aux gens. C’est difficile car le spectacle vivant va ramasser. Notamment à Paris, mais ça sera le cas dans plusieurs grandes villes. C’est moins grave que la réalité des morts, mais ça va avoir des conséquences.

    Tu présentes le nouvele album de Luke, Pornography, ce soir à Toulouse qui évoque notamment de l’état d'esprit en France. Penses-tu qu’il va avoir une autre écoute après ça ?

    L’album parlait déjà de ce qui existait déjà. Les attentats ont juste mis en lumière ce qui était sous-jacent. Nous sommes dans un contexte de guerre économique totale, qui n’aura pas de fin, et qui aura pas mal de conséquences. Il y a donc des épiphénomènes qui sont que la partie visible de l’Iceberg, comme le terrorisme. J’aurais préféré que ce soit l’inverse.

    A l'écoute, il y a une certaine fraicheur musicale, comme si c'était un premier album, ou la suite logique de "La tête en Arrière". Es-tu d'accord avec ça ?

    Très juste. C’est exactement ça. C’est pourquoi je joue en concert que cet album et « la tête en arrière ». Je pense que c’est l’album qui a su suivre « la tête en arrière ». Il y a pas eu de réponse à mon second album pour plusieurs raisons. Par exemple, le groupe Luke s’est fait après l’enregistrement de La Tête en arrière, au moment de partir en concert. J’ai pris les gens qui m’ont suivi en tournée. Donc là, le groupe, chacun est parti dans ses projets solo, à ses occupations. Moi je suis parti sur mon projet solo car ils n’étaient pas disponibles. Donc pour ce nouveau Luke, je suis parti avec deux potes, j’ai repris les rênes, j’ai repris le groupe. D’où l’impression d’un groupe plus frais.

    Le fait de repartir avec Luke te permet de dire des choses que tu ne pouvais pas dire en solo ? Et inversement peut etre ?

    Je disais la même chose, sauf que je le disais autrement. C’est une question de personnage comme Romain Gary et Emile Ajar. Le nom Luke m’appartient, on le savait à l’avance. Moi je joue avec la partie visible de l’iceberg. Je peux me permettre sous ce nom de dire des choses d’une certaine manière. Le projet solo, une autre manière de faire et de dire.

    Dans l'album solo, Shoot, tu naviguais avec talent dans plusieurs références musicales. Pour Pornography, tu reviens au rock. Tu avais besoin de quelque chose de plus brut pour servir les textes ?

    Oui, mais ça m’a demandé autant, voire plus de travail car tu dois faire moins. Le Rock ça parait simple mais c’est très compliqué, surtout le rock français. C’est une grammaire qui est en train d’être écrite et qui a encore à être façonnée. Il y a encore beaucoup de recherche à faire dessus. J’ai voulu produire le disque car je voulais pas être emmerdé. Et puis j’ai passé six mois avec Jean Lamotte pour l’album solo donc j’ai bien noté comment faire. Je commence à avoir l’expérience. Je voulais quelque chose de très frais, pas prise de tête, au premier degré, que ce soit direct, qu’on vienne te chopper. Mais surtout, et j’y tenais particulièrement, la musique devait être au service des textes.

    On ressent d’ailleurs que les textes, à l’écoute, prennent le dessus sur la musique.

    Oui, totalement. Mais ça demande beaucoup de travail pour que la musique reste audible et jubilatoire malgré le poids des textes. Il fallait qu’on ait envie de le voir en live, qu’on ait envie de remuer la tête.

    On sent aussi pas mal de rage et de colère dans cet album…

    Pas tant que ça. Peut être sur la fin. Mais c’est plutôt du dégoût ! Une colère froide vis à vis du monde. Une lucidité. Je me suis dis: mon sujet du disque, c’est la laideur.  J’ai voulu attaquer la laideur. Car j’estime que la laideur visible, comme invisible, a pris le pas sur le reste. La laideur visible, c’est l’impératif de perfectionnement, de victoire, d’actif en se faisant toujours plus d’argent, … Cette laideur globalisée, c’est mon sujet. Quand j’ai travaillé avec mes collègues, je leur ai imposé des images et ils devaient faire la bande son de ces images. Un mix d’images de la société du spectacle, d’images porno et de manga. On devait faire la musique de ce qu’il y a dans le cerveau d’un post adolescent qui regarde YouTube toute la journée.

    Es-tu désespéré par la jeunesse ?

    Non, non, pas du tout ! Je me bats pour elle. Non, je crie pour elle. Je me bats et je crie pour la jeunesse. Non, je la trouve très courageuse. Elle est courageuse dans un monde où les anciennes générations ont pris toute la place. Derrière le jeunisme de façade dans les pubs, les magazines, ou même au cinéma, où si t ‘es jeune mieux c’est. Les seniors sont des gens de 35 ans, les ados sont joués par des enfants, etc… Les jeunes n’ont pas leur place dans la société : il faut faire des stages, ils sont surdiplomés et ça marche pas sans réseau. Et puis les post soixante-huitards ont pris toute la place, et sans aucun diplôme, et ne la lâchent pas. Je leur donne des armes de langages pour crier.  Je reste très pessimiste.

    Malgré tout, tu restes un peu optimiste ou pas du tout ?

    Je suis pessimiste oui, car ça ne va pas pour eux, et je sais pas quand ça ira mieux plus tard. J’espère vivre assez vieux pour voir un monde meilleur, tourné vers l’éducation, vers le respect des cultures différentes, qu’il y ait un prof pour cinq élèves, qui n’y ait plus de zone délaissée, etc… J’aimerais observer ce monde rêvé. Il y a des raisons d’être inquiet et c’est dur de démontrer cette inquiétude. Donc c’est surtout de l’inquiétude.

    Tu utilises un langage très brut aussi proche du rap en quelque sorte. Pourquoi ?

    En fait, j’utilise volontairement un langage outrancier car je crois que c’est la réalité.  Comme dans le rap. Je pense que la forme rap, heurté, est la plus juste par rapport à notre époque. La mélodie ne dit rien de notre époque. La mélodie est anachronique. Je me suis énormément servi du rap, du monde urbain, des gens qui parlent autour de moi dans mon quartier. C’est pas moi qui parle c’est de gens.

    Comme pour « Quelque part en France »…

    Oui mais ça, ça m’est vraiment arrivé. Je suis revenu dans mon coin d’enfance, j’y ai croisé quelqu’un que je connaissais et n’avais pas vu depuis très longtemps, et puis à force de boire des coups aux comptoir, il commence à déraper. « ça fait plaisir de te voir, toujours avec les stars. Comment ils vont les trous du cul de parisiens ? » et ça part en sucette, il dit qu’il a voté Front National, qu’il fait partie des têtes de liste. Et ça monte en puissance dans le discours. Puis, ça ne devenait plus un discours .C’est ça qui m’intéressait. Dans "quelque part en France", je trouvais que c’était le sous titre parfait du discours lénifiant des gens du FN. Derrière la façade, le discours, il y a un langage cru qui existe vraiment. Je trouvais que c’était plus juste de mettre les points sur les i. Il me semble, pour moi, à l’heure actuelle, un des grands  éléments de domination est le langage. Pour différentes raisons, d’abord car il y a que de l’anglais, et deuxième chose, le langage est devenu une arme que les discours sont en train de tuer. Je crois que c’est les artistes qui doivent s’emparer du langage pour détruire les discours et démontrer la réalité crue. Si on était dans une société inversée, où on serait baigné tout le temps dans le réel, j’aurais fait un autre disque. Mais ce n’est pas le cas malheureusement. Nous, les artistes ont fait partie de ce mensonge, et 99% des artistes sont là pour amuser la galerie uniquement.

 

    Dès lors, tu regrettes qu'il y ait de moins en moins d'artistes engagés ?

    Je préfère le mot désengagement. Si on définit par le mot engagé un artiste, il faut définir le reste des artistes comme désengagés. Il faut poser la question, « mais dites moi, nous sommes dans un instant clé, où on doit faire des choix, où le politique est devenu vital, où on a des réflexions inouïes sur la vie avec des conséquences sur le futur, comment ça se fait que vous en parlez pas ? » C’est ça qu'il faut dire aux artistes qui n'en parlent jamais. ça veut dire qu’ils ne peignent pas de manière juste. Ils construisent une société idéale pour que les gens pensent à autre chose. Dans l'engagement, seul certains écrivains ont tout compris comme Tristan Garcia, Houellebecq, Sollers, Angot, Bret Easton Ellis: ils vont très loin. Ils sont très outranciers. Mais pas dans la musique.

    Sauf, et on revient encore, dans le rap ?
    On vit dans un monde sans censure. Dans les ploutocraties occidentales, on est dans un marché tellement serré, qu’il faut plaire pour passer à la radio, etc…Tu vois je vends moi aussi. Il y a une différence entre vendre le fruit de sa création et se vendre. Je n’ai aucun problème à aller à des concerts, à aller jouer des lives à la télévision si on m’autorise à le faire. Je parle de live, et pas une bande playback. La musique , le propos, tout c’est hyper aseptisé. Alors que le monde est devenu de plus en plus radical. C’est très étrange entre une réalité qui cache beaucoup de choses, où le politique est devenu hyper pénétrant dans les sphères de l’intime, et qu’on en parle si peu, c’est une faute. J’estime qu’on a une responsabilité morale. Car c’est tout ce que je vois. Et je décris ce que je vois.  Moi j’ai fait une peinture de ce monde. j’y mets les mots dessus. Les classes moyennes de la musique française font de la poétique, et non de la poésie.On est en train de faire de la chanson Terminale B. Etre dominé par son langage. Qu’auraient fait Rimbaud et Baudelaire de nos jours ? Ils auraient mis des choses outrancières. Les chanteurs cherchent aujourd’hui l’esthétique. Et l’esthétique est à contre courant de ce que l'on doit raconter.

    Lors de notre rencontre pour Shoot, tu disais à l'époque " Écrire, c'est difficile, c'est un sale boulot, faut s'occuper des mots, faut aller dans le gras. Quand on est exigeant, on peut en avoir marre.  Ça devient plus difficile pour moi d'écrire mais je n'abandonne pas encore !" C'est toujours le cas aujourd'hui ?

    Chacun à son curseur. C’est toujours difficile. Je préférerais faire autre chose. Moi ce qui me sauve, c’est la musique. Le cerveau de la musique me permet d’avancer. Car l’écriture est exigeante… On a l’impression dans ce disque qu’elle est simple alors que pas du tout. J’ai du me déconstruire pour rentrer dans ce langage. Dans le langage d’un post ado de notre époque. Moi j’écoute Mozart, etc..mais on s’en fout de moi, c’est pas le problème. J’ai des points communs avec tout ça. Il y a une phrase de Tchékov qui m’intéresse, qui dit : « Les gens heureux sont heureux car les gens malheureux se taisent ». Je crois que mon travail est de mettre des mots pour ces derniers. Et quand on entend ce bruit là, ça fait mal. Ecrire c ‘est long c est dur mais tout dépend du curseur. De l’exigence. De ce qu’on veut peindre du réel.

   

Quel regard tu portes sur ton parcours?

    J’estime que j’ai énormément de chance. ça fait déjà 16- 17 ans que j ai commencé à tourner. ça va ! Le noyau dur du public est toujours là et j ‘en suis super touché. Et d’ailleurs, je crois que ça m’a permis de faire ce disque.  J’aurais pas fait ce disque si j'avais tout à prouver. Je n’ai pas l’exigence de prouver quoique ce soit aux autres, seulement à moi même. Je me fous de prouver aux autres. Je connais trop bien les rouages, je connais trop bien les gens, j’ai trop de vécu. Donc j’ai envie de faire plaisir, je suis content que ça plaise, que les gens le chantent, mais j’ai dis ce que j’avais à dire. Je pense que si ça n’avait pas été à ce moment là de ma vie, ça aurait été autre chose. J’aurais fait attention. Là je n’ai pas fait attention, je n’ai pris aucune pincette pour dire ce que je devais dire.

    Tu es en pleine tournée, comment envisages-tu la suite ?    
    
    Si on a une suite. On n’a pas forcement de suite dans ce métier. Il y a pas d’automatisme dans le fait de faire de la musique. Il faut que les gens continuent de nous soutenir, à venir voir les concerts, à acheter les disques, sinon on existera plus. Il ne restera plus que Muse. J’aime bien Muse mais je veux dire par là qu’à la fin il n’y aura que les groupes anglo-saxons.

    As-tu un conseil, un coup de cœur pour nos lecteurs ?

    Je leur conseille de lire. Car je pense que la lecture est devenue une activité politique majeure, car elle suscite un temps intérieur qui est important face au temps qui file. Beaucoup de chose à lire comme Angot, mais je dirais Sollers avec « l’amitié de Roland Barthes ». Il dit : « la littérature c est la guerre ». L’art c’est un combat ce n ‘est pas amuser les foules. Ecrire, c est crier, c’est être contre. ça m’a aidé donc ça peut fortifier. Je peux aussi conseiller Tristan Garcia avec Faber ou 7. Il faut lire les morts aussi,  comme Montaigne ou même Proust. C’est la littérature la plus drôle et la plus politique qui soit.

    Et en musique tu continues d’écouter des choses ?

    Très peu. Je parle beaucoup en ce moment du projet Zone Libre de Serge Teyssot-Gay (Noir Désir). On a beaucoup parlé de Detroit mais c’est pas ma tasse de thé. Mais on a moins parlé  de ce projet de Serge. On a tendance à oublier que c’est un grand génie de la musique française. Il a construit la grammaire du rock français. Moi je m en suis inspiré, très largement, et ne pas s’en inspirer serait une faute professionnelle. Ce mec a construit un arbre qu’on doit continuer à faire vivre. Sans lui, nous n’existerions pas. J’ai adoré et j’adore son travail. Là, il travaille avec le batteur de Floyd et une rappeuse qui s’appelle Casey, la rappeuse du blanc Mesnil qui fait « L’asocial club ». Ecoutez tout ça, car ça mélange le rock à la musique urbaine. On va dans le bon sens dans ce métissage là.

    Tu dis dans l'album que le rock est mort. Est ce dans le sens du rock à l'état brutal sans métissage ou c'est autre chose ?

    Je crois surtout, et tu as raison, que le rock est mort car j’en peux plus que les groupes de quinqua fassent leur tournée avec des albums désincarnées comme U2 pour juste payer leurs impôts. ça me fait pleurer de voir ce qu'est devenu le rock. C'est une petite pique que j'envoie !

    Que te souhaiter pour la suite ?

    Me souhaiter de voir le monde que je rêve. Un monde tourné vers les plus jeunes, l’éducation, des mixités profondes, me souhaiter de voir le monde dans lequel je crois.

Luke en concert à Toulouse
Le 26 novembre au Metronum Toulouse
Réservations : www.bleucitron.net

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